vendredi 22 juin 2007

Ny Alesund



Pour des raisons diplomatiques, je n'ai jamais évoqué dans ces lignes quelle est la vie sociale à Ny Alesund, quand j'y résidais ;-) Je dirai qu'elle est très spéciale à ce lieu...
En effet, nous avons une petite urbanité faite d'une soixantaine de batis hébergeant les résidences et laboratoires d'une vingtaine de communautés scientifiques correspondant à une vingtaine de pays essentiellement européens et asiatiques. Cette communauté est la plus fluctuante:
Les campagnes des scientifiques courrent rarement sur une année: cela va de six à un mois. L'hiver, environ 25 à 35 personnes sont présentes à Ny Alesund, et l'été, la population peut monter jusqu'à 120, 130 résidents. En effet, en été, un grand nombre d'étudiants post-doctorants, doctorants, viennent ici approfondir leurs recherches et rédiger leurs thèses...

Et puis il y a les permanents, ceux qui résident depuis plusieurs années, qui connaissent aussi bien les hivers que les étés. Ils correspondent souvent aux permanents des différentes bases, mais c'est surtout le personnel de la Kingsbay.
La kingsbay est une société largement, voir essentiellement financée par le gouvernement norvégien:
Elle a le monopole sur tout:
- Le port lui appartient, et tous skippers de passage doit s'amender de frais de ports pour le compte de la Kingsbay
- Tous les bâteaux ravitaillant Ny Alesund sont affrêtés par la KingsBay
- Toute l'énergie (électricité, essence, charbons, chauffages de tous les bâtiments) est gérée par la Kingsbay
- Tout les bâtis et les terrains, sont gérés par la Kingsbay, à l'exception de certaines bases appartenant aux nations de tutelle des instituts polaires
- Le magasin, le pub, la poste appartiennent à la Kingsbay
- Le mess (restaurant), et, les repas sont servis par la Kingsbay, et facturés aux différents instituts polaires supportant les équipes de scientifiques. Et ces repas font l'objet de règles strictes (avant l'heure et après l'heure, à 5 minutes près, ce n'est plus l'heure !): Petit déjeuner de 7h30 à 8H30, déjeuner de 12 à 13h00, et dîner de 16H30 à 17H30 (pour le dîner, je ne vous cache pas que j'ai eu du mal à m'adapter...)
- Vous voulez louer un bâteau, un snowmobile (scooter des neiges), un fusil, cela se fait avec la Kingsbay
- Vous voulez vous habiller, c'est la même chose: les vêtements, pull, vestes vendus, sont commercialisés par la Kingsbay
- L'aéroport de Ny Alesund appartient à la Kingsbay
- La compagnie aérienne faisant la liaison entre Longyearbyen et Ny Alesund (hélicoptères, avions dornier) appartiennent à la Kingsbay, les pilotes et contrôleurs aériens sont du personnel Kingsbay.

Bref la kingsbay est omnipotente à Ny Alesund ! Elle fournit également tout le confort aux résidents, et, cela est assez luxueux: Un gymnase couvert avec terrain de basket ball, hockey, salle de musculation, sauna, salle UV, kayak, le tout mis à la disposition des résidents gratuitement.
Même chose pour la salle bibliothèque, la salle vidéo et la salle de billard assez belle, et luxueuse, avec vue sur le Kongsfjorden.

Le pub ouvre le samedi soir de 22h00 à 2H00 du matin, et les résidents se relayent pour gérer les débits de boissons, et les recettes financent toute l'infrastructure généreusement mis à disposition des résidents...

Alors d'où vient la Kingsbay?
Il y a environ cinquante années, et cela, depuis le siècle dernier, Ny Alesund était le lieu d'une exploitation industrielle des gisements de charbons ici présents. Et cette exploitation a été stoppée par un coup de grisou qui a fait un grand nombre de victimes. Alors la Kingsbay a décidé de transformer Ny Alesund en base avancée scientifique et d'assurer tout ce qui est nécessaire à l'établissement de bases polaires d'une vingtaine de pays à Ny Alesund. Ainsi, ils ont conçu et inventé une nouvelle forme de bizness, peu rentable, car ils sont largement financés par le gouvernement norvégien.

Alors quelle peut être la vie sociale dans un tel contexte ?
Grande question !!!

Car on peut dire que chaque équipe nationale est plongée dans ses travaux et optimise au mieux le temps imparti aux campagnes scientifiques. Il existe une très grande émulation et compétition entre différents pays sur certains sujets de recherches, et cela se ressent au niveau social. Les premiers jours, on est totalement isolé, mais il ne faut pas hésiter à aller à la rencontre des autres, et là, une socialisation débute, et cela se fait pendant les repas. Il suffit de s'attabler à chaque table, de chaque pays et de démarrer des conversations les liens se font... Ainsi on parlait de la victoire de Sarkozy ;-(
Et puis parler d'art socialise énormément ;-) suscite la curiosité !
Mon astuce consistait à parler de la couronne tawasap de Pascual (Chef shiwiar) que j'avais amenée avec moi à sa demande, et là, ce simple fait avait provoqué à Rabot la visite d'un grand nombre de personnes curieuses ;-)

Et puis il y a le samedi ! et là tous les gens de passages, de tous pays confondus (les scientifiques) sont surpris par le comportement des permanents de la kingsbay:
En moins d'un heure, ils engloutissent des quantités hallucinantes d'alcool pour se mettre dans des états lamentables. Naturellement, quand chacun doit payer sa tournée, je me retrouvais également dans un tel état ... (j'ai du consommer en deux semaines autant d'alcool qu'en 5 ans !). Et puis le lendemain, le dimanche, tout le monde regarde ses chaussures et personne ne dit mot. Sans dire que la population du restaurant, le dimanche diminue de moitié. Lundi, tout se passe comme si, ce samedi où tout le monde était minable, n'avait jamais existé !
Et puis rebelotte le samedi suivant !
Et ainsi, c'est le rituel du samedi qui provoque des règlements quelque peu surprenants pour des photographes:
Il est interdit de prendre des photos après 22H00 !

-> Car on craint de voir sur internet certaines personnes dans cet état, ainsi, au lieu de responsabiliser les individus quelque peu excessifs on pratique la censure...
Puis je découvrais qu'il y avait une raison politique:
En effet, des photos de beuveries avaient circulé sur internet et avait choqué les institutions norvégiennes qui financent la kingsbay ! et oui une photo prise à 2h00 du matin ne dit pas si elle a été prise à 14H00 ou 2H00 (la lumière ambiante).

Il y a également des règles assez étonnantes qui appliquées ici en nos contrées passerait pour être orientées idéologiquement:
->Il n'y a pas d'unités chirurgicale sur Ny Alesund, donc tous problèmes de santé peut devenir un gros problème...
Ainsi il est interdit d'être enceinte à Ny Alesund, il est également interdit d'être malade...
J'ai vu ainsi un ingénieur norvégien se plaignant chaque matin de son ulcère, se faire remercier, le voir prendre l'avion trois jours plus tard, pour aller trouver un autre job en Norvège à Tromso...

Et puis les armes circulent très librement:
-> On nous explique comment charger une carabine calibre 306 voir 308, on nous fait tirer sur trois cibles, on nous montre un 'power point' sur les ours polaires, et, nous voilà habiliter à se balader avec un tel calibre... je dirai heureusement que les locaux ont le vin bon ! car en discutant avec un scientifique venant d'Alaska, il me parlait des dégâts de l'alcool et des armes à feu dans sa région, et, il se disait être très surpris par cet aspect de Ny Alesund, ce qui alimentait quelque peu ma parano...
Mais d'un autre côté, sans fusil, il est impossible de bouger vu le danger de nourrir des ours polaires !!!
Et là je dois saluer la sagesse des allemands et des français qui mettent sous clefs et dans un coffre fort toutes les armes et munitions seulement accessible du "Station leader" possédant les codes et clefs. Si bien que toutes sorties sont enregistrées, et on doit rendre des comptes au chef pour toutes utilisations des armes et munitions.

Tout cela correspond à des conditions de vie dans un contexte extrême, et tout est lié à un fait précis... Et quiconque aurait une perception superficielle serait profondément troublé...

Mais une fois acclimaté à ce genre de société stricte, repliée sur elle même dans un lieu si extrême, on s'aperçoit que les liens sont très forts et cordiaux. Ainsi, cette ville qui n'en est pas une, oscille entre une utopie scientifique et la prosaïté du comportement humain, du "vivre ensemble". Et le modèle politique qui découle du "vivre ensemble" tel qu'il existe au sein de la kingsbay questionne...
Mais heureusement, les particularismes culturels de chaque pays, font que chaque groupe se forment par langue, et là, à Rabot et à Corbel la convivialité française me sauvait, où la douceur du vivre ensemble sévit pour le plus agréable et en bonne intelligence ;-)

Et peut être m'en voudra t'on pour ce billet et cette vérité ? mais après mon séjour dans une autre communauté humaine dans un autre environnement extrême: l'amazonie; on peut dire que ces environnements conditionnent énormément ces sociétés et communautés:
Ainsi, ce qui me paraissait dur chez les shiwiars, certaines règles de vies, certains rites (ceux du samedi) je les retrouvais ici à Ny Alesund. Finalement l'humain reste un humain quelque soit sa culture, et dès qu'une symbiose forte existe avec un environnement extrême, j'ai l'impression que des modèles politiques se reproduisent.
Ce qui me fait dire que le politique est certainement la chose la moins artificielle, mais un axiome humain:
Deux humains ensembles, isolés en pleine nature, définiront systématiquement un politique fait de règles sociales, de tabous, de rites et de règles de vie...

Je repense à Roland Barthes, quand il parlait de l'ascèse de la vie monastique, découlant d'une idiorrythmie dans des communautés fermées synchronisant les vies de chacun des membres du groupe ("Comment vivre ensemble" Cours au Collège de France). Ce que l'on pourrait prendre pour des dérives idéologiques, relève plus de ce que je qualifierai "d'ideomorphisme", au même titre que l'on fait de l'anthropomorphisme avec de la nourriture, provoquant ainsi un dégoût:
Ainsi quand on me servait en amazonie de la soupe de singe, avec une main recroquevillée dans mon bol, je ne pouvais m'empêcher d'y voir une main d'enfant cuite, au lieu d'y voir de la nourriture, et ainsi le dégoût naissait. Je pense qu'il en va de même avec les modes de vie monastique:
Ainsi on n'est pas surpris si l'on rentre dans une abbaye ou un couvent, et, que l'on nous dit, qu'il est interdit d'être enceinte en ces lieux de vie. Cela paraît normal car cela relève d'un fait culturel. Si on faisait une telle remarque dans nos lieux de vies habituels, cela serait perçu comme une dérive idéologique gravissime. Mais les lieux de vie, les communautés isolées dans ces environnements extrêmes, génèrent ce genre d'ascèse et de règles, toutes liées à des faits précis et relevant d'une forme de pragmatisme; mais notre 'backgroud' culturel et idéologique peut nous pousser vers ce que je qualifierai "d'ideomorphisme", ce qui me pousse à être prudent au regard de la répulsion qui est générée en moi au regard de ces modes de vies...

Effectivement, quand on discute avec les membres de cette communauté, on ne remarque aucun moteur idéologique, aucune intention idéologique quelqu'elle soit. Tous parlent de science, de recherches... et de possibilités de mener ces recherches avec la plus grande sécurité, sureté, efficacité...
Et la comparaison avec les phalanstère de Roland Barthes, n'est pas gratuite, car il apparaît que Ny Alesund est bien une sorte de phalanstère dédié à la science et à la recherche...

Les photos: Un vue de Ny Alesund, le bâtiment de la poste la plus proche du pôle nord au monde !